J’ai aujourd’hui répondu à une opportunité peu commune; celle de pouvoir interviewer une invitée qu’1 personne sur 5 a connu ou connaîtra à un moment donné de sa vie. En général, elle refuse les interviews car elle préfère se montrer discrète, tapie dans l’ombre, là où elle a tout le pouvoir d’agir dans et sur la vie des gens. Il n’est pas facile de l’approcher de par la diversité de ses formes et des stratégies qu’elle emploie pour se soustraire du devant de la scène. Après plusieurs mois de négociations, elle accepte finalement cet entretien en toute transparence et se prête au jeu des questions et réponses. Aujourd’hui, je vous propose de rentrer dans l’intimité de Dépression.


Bonjour. Merci d’avoir accepté cet échange. Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Bonjour. Je m’appelle Dépression, mais certaines personnes, notamment dans le corps médical, me nomment aussi Trouble Dépressif. En 2021, j’ai fait la connaissance de 12,5% de la population âgée de 18 à 85 ans. Il faut dire qu’à cette époque, j’ai eu la chance d’avoir bénéficié de l’effet COVID, mais en général j’ai un taux de réussite qui augmente année après année auprès de la population. 

 

Je m’intéresse à tous les âges des humains, depuis l’enfance jusqu’à très tard dans la vie. Certaines grandes organisations s’intéressent à moi, comme l’OMS par exemple, qui estime que je suis connue de plus de 300 millions de personnes dans le monde.

Quand apparaissez-vous dans la vie des gens ?

C’est très variable. Ça dépend de nombreux facteurs. Autant je peux faire mes premières apparitions dès l’enfance chez certaines personnes, autant je peux m’inviter chez des personnes âgées, quand elles se trouvent isolées par exemple. Il m’arrive aussi d’intervenir chez des personnes suite à un accident de la vie, comme une séparation, une maladie ou un autre événement de vie à fort impact émotionnel.

 

Mais comme je vous le disais, ça dépend d’un tas de facteurs internes et externes à la personne chez qui je m’invite. En général, je m’adapte à elle, en repérant ses zones d’ombre ou ses failles dans lesquelles je peux m’insérer sans trop me faire remarquer (dans un premier temps bien sûr). 

 

Je fais aussi preuve de patience et je sais attendre le moment opportun pour débarquer chez mon hôte; celà peut parfois prendre des années, mais j’ai tout mon temps. Et puis, j’ai pas mal d’alliés qui facilitent mon arrivée, mais je crois que nous allons en parler plus tard.

Quelles sont vos intentions en vous invitant dans la vie d’une personne sans y être conviée ?

Si je reste uniquement sur les effets que je produis dans son quotidien, je suis là pour lui pourrir la vie, l’isoler, lui générer des émotions très désagréables, une sensation de vide intérieur très profond et des pensées dévalorisantes et culpabilisantes. Parfois, quand j’arrive à bien m’installer et prendre toute la place dans sa vie, je parviens même à anesthésier toutes formes d’espoir et la faire douter de sa volonté de vivre. 

 

Sinon, de manière très pratico-pratique, j’absorbe toute forme d’élan vital de la personne, lui fait éprouver une fatigue permanente, annihile toutes ses envies et l’empêche d’éprouver le moindre plaisir. Enfin, dans mes grands jours, je l’empêche même de se lever de son lit et répondre à ses besoins les plus fondamentaux comme maintenir une hygiène corporelle minimale ou se nourrir correctement.

 

A côté de ça, certains thérapeutes (avec lesquels je ne suis pas très amie, vous en conviendrez) postulent que ma présence dans la vie des gens pourrait être le signe que quelque chose de fondamental doit changer dans leur vie. D’après eux, l’état dans lequel je les plonge serait un moyen de se recentrer et se couper du monde extérieur afin de démarrer un processus de changement ou colmater les fameuses failles par lesquelles je m’incruste. C’est sûr qu’avec ce genre d’arguments, mon action serait mise en péril, et je dois trouver tout un tas de stratégies pour éviter que les personnes ne se laissent influencer par tous ces psy. Je ne devrais peut-être pas la dévoiler ici, mais dans mon arsenal, j’ai une stratégie qui fonctionne plutôt bien : créer chez mes hôtes une confusion entre réflexion et rumination. Eux croient qu’ils réfléchissent à leur problème pour trouver une solution, mais j’interviens discrètement pour détourner le fil de leur pensée et les faire reboucler sans fin autour du même sujet. Du coup, ils sont comme un hamster dans sa roue et s’épuisent peu à peu.

A votre avis, qu’est-ce qui fait que toutes ces personnes que vous connaissez vous laissent entrer dans leur vie ?

Comme je vous le disais tout à l’heure, c’est très variable. Je vais même vous dire que très souvent je ne leur laisse pas trop le choix. Mais pour répondre à votre question, il y a quand même des facteurs qui favorisent  mon arrivée dans la vie des gens; des facteurs internes et externes à la personne.

 

Par exemple, une personne ayant grandi dans un environnement insécur où ses figures d’attachement n’ont pas pu ou pas su répondre à ses besoins affectifs fondamentaux, m’offre déjà une petite porte par laquelle je peux entrer. Typiquement, les maltraitances subies dans l’enfance, créent de belles opportunités pour moi. Ce type d’environnement participe à la construction de représentations déformées de la personne sur elle-même, sur les autres ou sur le monde qui l’entoure. Au fil du temps, ces représentations se transforment en convictions et finissent par écrire une histoire à laquelle les personnes s’identifient. Elle devient leur histoire dominante. C’est donc facilitant pour moi, à un moment, de prendre toute la place de la personne et lui faire croire qu’elle est moi et que je suis elle.

 

Mais ceci n’est qu’un exemple de facteur facilitant mon entrée dans la vie des gens. J’en aurais beaucoup d’autres à vous citer, mais il nous faudrait bien plus que quelques minutes pour ça. Pour les résumer, il existe 4 grandes tendances qui me facilitent la tâche : 

  1. Les facteurs biologiques
  2. Les facteurs génétiques
  3. Les facteurs psychologiques (l’exemple que j’ai cité en fait partie)
  4. Les facteurs environnementaux.

J’ai donc pas mal d’opportunités d’atteindre mes objectifs, vous en conviendrez.

Quels sont les contextes dans lesquels vous vous épanouissez le mieux ?

Là aussi, il y en a pléthores. Cependant, j’apprécie particulièrement les contextes où les personnes sont soumises à un stress permanent, sans possibilité de satisfaire leurs besoins fondamentaux et sans non plus la possibilité d’être entourées ou soutenues. Le bonus est quand elles évoluent dans un contexte relationnel dysfonctionnel, source de conflits permanents et générateur d’émotions désagréables comme la colère ou la tristesse sur de longues périodes et quasiment tous les jours.

 

Un autre contexte assez épanouissant pour moi est lorsque les personnes vivent une perte, une fin, quelle qu’elle soit; la perte d’un être cher bien sûr, mais aussi une perte d’emploi, la fin d’une relation, la fin d’un cycle de vie, la perte d’un état de santé équilibré, la fin d’une vie active, etc.

 

Alors, attention, je ne dis pas qu’à chaque fois que quelqu’un vit ce genre de chose, je parviens à m’incruster dans leur vie, mais dans ces moments-là, je fais un peu la commerciale; je tape à leur porte, me présente et leur donne quelques échantillons de mes effets. C’est là que certains me donnent un nom provisoire : Déprime. Et en fonction des facteurs facilitant mon installation dont nous avons parlé tout à l’heure, quelques personnes m’ouvrent la porte en grand, alors que d’autres me ferment la porte au nez. Du coup, avec ces derniers, je n’insiste pas; leurs ressources dépassent les miennes et je tourne les talons.

Qu’est-ce qu’une personne a du mal à faire en votre présence ?

Je vous en ai un peu parlé tout à l’heure quand vous me demandiez mes intentions. Les principaux effets que je produis peuvent se classer dans 4 domaines différents.

 – Tout d’abord, au niveau émotionnel, les personnes ne parviennent plus à éprouver du plaisir, ni de l’intérêt pour quoi que ce soit. Elles éprouvent des difficultés voire une impossibilité à ressentir de la joie ou de l’enthousiasme. Leur motivation pour accomplir des tâches de la vie quotidienne est quasi-inexistante. Je parviens aussi à leur faire voir la moindre tâche comme une montagne à gravir. 

 

 – Ensuite au niveau cognitif, j’arrive à bombarder le cerveau de la personne avec d’innombrables pensées toutes plus dysfonctionnelles les unes que les autres. De ce fait, avec leur espace mental saturé par mon action, leur concentration est impossible, tout comme leur capacité à prendre des décisions. J’arrive même à perturber leur capacité de mémorisation. Je ne reviens pas sur la stratégie de la rumination dont je vous ai parlé tout à l’heure.

 

 – Au niveau physique, en fonction de ce que je génère au niveau cognitif, je peux sans forcer agir aussi pendant leur sommeil qui devient forcément perturbé. La fatigue et le manque d’énergie s’installent alors et je peux tranquillement poursuivre mon travail de sape. Et pour les personnes qui ont habituellement des douleurs chroniques, je fais en sorte d’en augmenter l’intensité et affecter leur capacité d’acceptation et de résistance.

 

 – Enfin au niveau social, mon action empêche les personnes de sortir, créer ou entretenir des liens avec les autres. Parfois, si je suis installé dans la vie d’une personne depuis longtemps et me manifeste périodiquement, je parviens même à l’isoler de ses proches. Et bien sûr, ma présence est très souvent incompatible avec une activité professionnelle; ce qui isole encore un peu plus la personne. C’est tout bénef. pour moi.

Quels sont vos effets sur les relations avec l’entourage d’une personne dont vous vous êtes accaparé le pouvoir d’agir ?

Ce sujet est assez simple; mon action rend toutes ses relations difficiles. En général, quand je prends toute la place chez une personne, elle aura tendance à se replier sur elle-même, à interpréter toutes les situations de manière négative, à voir les autres comme des sources de nuisances plus que comme des soutiens. D’autant plus que, très souvent, l’entourage ne me voyant pas telle que je suis et ignorant mon potentiel, pense que c’est la personne elle-même qui « manque de volonté », « devrait se bouger un peu plus » ou « faire des efforts ». Je ricane doucement quand j’entends ça, car sans le savoir, ces personnes m’aident dans mon travail de culpabilisation de mon hôte. Ils pensent aider leur proche « en le secouant un peu », mais au final, c’est moi qu’elles soutiennent.Je peux donc les remercier.

Est-ce qu’il y a des personnes qui arrivent à vous affaiblir ?

Oui, en effet. Il y a déjà les professionnels de la santé mentale; psy en tout genre, qu’ils soient médecins (psychiatres), thérapeutes ou psychologues, ils savent parfois déjouer mes plans et conduisent mon hôte à reprendre du pouvoir d’agir sur sa vie. 

 

Ensuite, certains hôtes chez qui je m’installe ont dans leur entourage des personnes qui connaissent mon activité et qui, de ce fait, ne confondent pas la personne avec moi. Il peut s’agir de membres de sa famille, d’amis ou toutes personnes qui portent un regard bienveillant et empathique sur mon hôte. Du coup, elles sabotent mon action en la soutenant dans les moments où j’essaie par tous les moyens d’isoler la personne de cet entourage-là. J’avoue que dans ce contexte, ce n’est pas facile pour moi.

Comment serait la vie de la personne si vous n’étiez pas présente ?

Et bien c’est malheureux à dire, mais je pense qu’elle se sentirait plus légère dans sa vie. Probablement qu’elle éprouverait du plaisir à faire des activités qu’elle aurait envie de faire, qu’elle aurait des projets dans lesquels elle se sentirait investie. Peut-être aussi qu’elle trouverait quelque chose qui donnerait un sens à sa vie (et c’est bien là-dessus que je concentre mes efforts pour la contrer). En général, les personnes qui savent pourquoi elles se lèvent le matin ne sont clairement pas ma cible. Je n’ai rien à faire avec ces gens-là; trop compliqué pour moi.

Comment vous y prenez-vous pour arriver à vous imposer même quand vous n’êtes pas la bienvenue ?

Facile, j’utilise des artifices comme l’alcool, le cannabis ou tout autre produit qui me facilite l’entrée. Sinon, au cas où la personne n’invite pas ces produits dans son quotidien, j’utilise d’autres stratégies comme la dissimulation. C’est une technique qui consiste à faire croire à la personne que les difficultés qu’elle rencontre sont liées à tout un tas de facteurs autre que moi; certaines personnes sont assez douées pour nier ma présence et donner le change à leur entourage et à elles-mêmes. Du coup, je peux tranquillement m’installer, verrouiller peu à peu toutes les portes de sorties visibles par mon hôte et surgir au grand jour au moment où il s’y attend le moins. Cette stratégie que certains appellent « Déni » fonctionne relativement bien dans le milieu professionnel, mais j’ai eu aussi quelques succès dans le domaine de la famille et des couples.

Y-a-t-il des personnes ayant contribué à votre activité dans la vie de votre hôte ?

Ce n’est pas toujours le cas, car je sais aussi me montrer autonome, mais j’avoue que si je peux avoir un coup de main des parents ou des figures d’attachement dans la petite enfance de mon hôte, alors le terrain est plus facile d’accès. Suivant l’intensité et la récurrence des messages dévalorisants, des comportements inadaptés, du manque de soins relationnels et affectifs, ou même du regard dégradant qu’ils portent sur mon hôte, je pourrai plus ou moins facilement m’insérer dans ces espaces sombres fraîchement créés, me mettre en sommeil pendant plusieurs années et commencer à agir au moment opportun.

 

Après, dans la vie d’un adulte, s’il croise sur son chemin relationnel un individu suffisamment malveillant, adoptant des comportements inadaptés, dévalorisants, voire humiliants sur un moyen ou long terme, je peux tenter une approche. Parfois, ça fonctionne, surtout quand des enjeux sont mêlés à la relation. 

En présence de qui n’apparaissez-vous jamais ?

Je ne sais pas trop. Potentiellement, je peux apparaître chez n’importe qui du moment que les conditions de mon arrivée sont réunies.

 

Après, comme je vous le disais tout à l’heure, les personnes menant une vie qui a du sens pour elles, qui ont le sentiment d’être investies dans un ou plusieurs domaines d’activités (professionnelles ou pas) et qui trouvent du plaisir là où elles le souhaitent sont beaucoup plus difficiles à atteindre. Celles qui ont un réseau relationnel de qualité sont aussi plus difficiles à côtoyer. 

 

Mais sans vouloir me vanter, s’il y a bien un mot qu’il est prudent de ne pas prononcer à propos de  moi, c’est « Jamais ».

Qui pourrait le mieux nous parler de vous ?

Je pense que tous les professionnels de la santé mentale connaissent beaucoup de choses sur moi. Ma complexité, mes caractéristiques, les effets que je produis dans la vie des gens, mes circonstances d’apparition ou encore mes bases biologiques.

 

En dehors de ces gens-là, je crois qu’une personne qui a déjà croisé mon chemin une fois dans sa vie, n’est pas prête de m’oublier. Elle saura à coup sûr vous parler de moi dans les moindre détails.

 

Dans une moindre mesure, et surtout pour les effets que je créé sur eux au quotidien, les proches de mon hôte pourraient aussi vous donner quelques éléments croustillants à mon sujet.

Comment pourriez-vous voir que la personne vous résiste ?

Intéressante question. Entre nous, ça arrive assez souvent en fait. Un exemple très simple; il suffit que la personne, après avoir consulté un psychiatre avec lequel elle a établi un plan de traitement minimal efficace, prenne scrupuleusement son traitement sur plusieurs mois, et bien là déjà je n’en mène pas large. Si en plus il lui prend l’idée saugrenue de se faire accompagner en psychothérapie et qu’elle réalise quelques changements signifiants dans sa vie ou dans ses schémas cognitivo-comportementaux, alors là il se peut qu’à terme, je perde définitivement la partie.

 

Ceci dit, j’ai de la ressource vous savez. Je ne m’avoue pas vaincue si facilement et j’ai un atout majeur avec moi : la patience. En effet, me résister demande du temps et de la constance sur plusieurs mois. Si mon hôte baisse sa vigilance sur sa prise de traitement, son suivi psychothérapeutique ou abandonne les changements qu’il avait identifiés comme signifiants, alors je me tiens prête à faire à nouveau irruption dans sa vie.

 

S’il y a bien une erreur que beaucoup de gens font à mon sujet, c’est me sous-estimer.

Quels sont vos alliés dans votre démarche ? Et quels sont vos ennemis ?

J’ai en effet une alliée principale avec laquelle j’ai passé un contrat de collaboration solide. Elle se nomme Anxiété. Nous fonctionnons très souvent ensemble; tant et  si bien que nos hôtes nous confondent souvent et ne savent plus trop qui est arrivé en premier dans leur vie. Nous formons un duo très complémentaire car pour ma part, l’émotion que je diffuse le mieux est la Tristesse et l’émotion la plus utilisée par mon associée est la Peur. Du coup, à nous deux, nous produisons une charge émotionnelle très intense qui annihile tout pouvoir d’agir chez nos hôtes.

 

Après, j’ai parfois des collaborations de circonstances avec des influenceurs et influenceuses comme Addiction, Stress, Dévalorisation, Pessimisme, Précarité, Maltraitance, Abus, Humiliation, etc. J’ai un réseau de soutien assez développé, auquel je peux toujours faire appel en cas de besoin.

 

A noter que j’ai aussi une équipe de 10 membres autonomes, agissant à échelle modérée chez un peu tout le monde mais de manière plus prononcée et fréquente chez mes hôtes. Ils forment l’équipe des « Distorsions Cognitives » et sont de bons alliés quand il s’agit de déformer la vision de mes hôtes sur eux-mêmes, les autres ou le monde qui les entoure. Mon préféré parmi eux s’appelle « Toutourien »; il excelle à transformer la vision du monde de mon hôte en Noir ou Blanc, en Toujours ou Jamais, en Bien ou Mal et ne laisse aucune place à la nuance ou à la prise de recul.

 

Quant à mes ennemis, ce n’est pas un secret et je peux donc vous en parler librement. Il y a des figures reconnues comme Résilience, Espoir et Soutien qui souvent se liguent contre moi pour faire échouer mes plans. J’ai aussi d’autres ennemis, moins connus mais qui me mettent en difficulté; je pense notamment à Stabilité, Hygiène de vie ou au trio infernal, Plaisir, Engagement et Sens. Il y en aurait bien d’autres, mais je ne voudrais pas trop leur faire de la publicité; et puis j’en ai aussi déjà parlé avec vous tout à l’heure.

Est-ce que vos relations avec vos hôtes ont toujours eu la même intensité ou ont évolué avec le temps depuis que vous vous connaissez ?

Non, en général, j’avance plutôt avec discrétion dans la vie des gens; du moins au début quand ils ne me connaissent pas encore. Ils ont pourtant quelques indices qui pourraient leur montrer que je ne suis pas loin (perte d’envie, fatigue, troubles du sommeil, repli), mais en général ils n’en tiennent pas compte et regardent ailleurs. Du coup, je peux continuer tranquillement à m’installer et quand j’ai pris le contrôle total sur leur vie, je peux apparaître au grand jour. Et là, quand je suis en face d’eux, ils n’ont plus l’énergie nécessaire pour me mettre dehors. C’est à ce moment-là que notre relation est la plus intense.

 

Pour être tout à fait transparente avec vous, il y a un autre élément que vos lecteurs doivent connaître. 

 

Si je parviens à entrer dans la vie d’une personne une première fois, j’aurai plus de facilité à recroiser son chemin une autre fois dans son avenir. Surtout si elle néglige les éléments préventifs dont nous avons déjà parlé à savoir, la poursuite rigoureuse d’un traitement minimal efficace, un suivi psychothérapeutique et la réalisation de certains changements signifiants.

 

C’est un fait que malgré tous mes efforts, je ne peux rester indéfiniment dans la vie d’une personne à la même intensité qu’au moment de mon apparition au grand jour. Pour autant, sans vouloir me vanter, même après avoir été mise à la porte une première fois, les traces de mon passage sont encore présentes chez mon hôte pendant un certain temps. Qu’elles soient visibles ou invisibles, croyez-moi, elles sont bel et bien là. De ce fait,  s’il néglige ou ne prend pas le temps nécessaire pour effacer toutes les traces que j’ai laissées, il m’offre, sans le savoir, l’opportunité de débarquer à nouveau dans sa vie, au détour d’un obstacle sur son chemin.

Pour finir, pouvez-vous nous raconter une anecdote sur l’un de vos plus gros échecs ?

C’est pas banal comme question. En général, les journalistes s’intéressent plutôt aux succès. mais bon, soit, je vais jouer le jeu.

 

J’ai fait la connaissance il y a quelques mois d’une jeune femme dont les conditions du quotidien étaient idéales pour me voir arriver dans sa vie. Un contexte professionnel pressurisant où son engagement était dévorant et à l’origine de fortes attentes (sur elle-même et sur les résultats de ses actions), un besoin de reconnaissance exacerbée, une estime de soi fragilisée par des carences affectives précoces et un soutien relationnel défaillant de son entourage pendant cette période. Au bout de quelques mois à se débattre dans ces conditions, sa résistance a été considérablement affaiblie et j’ai pu entrer dans sa vie. Il faut dire que la dégradation de sa qualité de sommeil sur plusieurs semaines m’a facilité la tâche.

 

Elle a quand même essayé de faire comme si de rien n’était en minimisant mon action, en détournant les yeux quand je la regardais en face, mais c’était peine perdue pour elle. Ma prise de pouvoir était totale et je pouvais agir au grès de mes envies.

 

J’en ai profité quelques semaines et je me souviens du moment où elle a commencé à me mettre en difficulté; c’était le jour où elle a décidé de consulter un psy et s’extraire physiquement de son environnement professionnel et personnel. D’un coup, je ne pouvais plus m’appuyer sur mes alliés habituels. Il m’a fallu donc m’adapter et employer toutes sortes de stratégies pour garder la main sur sa vie : ruminations, perte d’espoir, doutes permanents, pensées dysfonctionnelles et bien sûr la sollicitation de mon associée de toujours, Anxiété qui s’occupait de noircir la moindre projection vers l’avenir. Bref, le combat avait commencé et s’annonçait relevé.

 

Il lui a fallu environ 3-4 semaines avant de contrer mes actions et retrouver un peu d’espace pour agir par elle-même. Je reconnais qu’elle avait de bonnes stratégies et des ressources efficaces pour y parvenir : 

  • un psychiatre compétent ayant établi un plan de traitement minimal et efficace;
  • un investissement dans un suivi psychothérapeutique où elle a pu mettre à jour des zones d’ombre par lesquels j’étais passée;
  • des remises en questions essentielles sur ce qui était important pour elle dans sa vie et ce qui ne l’était pas;
  • et bien entendu, les changements qu’elle a initiés sans tarder suite à ces différentes remises en questions.

 

Celà fait maintenant presque 1 an que je n’ai plus eu l’occasion de la revoir. J’ai bien essayé de la solliciter au détour d’une déception ou d’un aléas de sa vie, mais force est de constater que les résolutions qu’elle a prises pour reprendre sa vie en main ont été maintenues et ne m’ont laissé aucun espoir de retour. De plus, elle bénéficie aujourd’hui d’un soutien sans faille face auquel je n’ai pas les moyens de lutter. J’envisage donc de lâcher l’affaire concernant cette jeune femme.

Il me reste à vous remercier d’avoir répondu à ces questions, en espérant que nos lecteurs pourront en savoir un peu plus sur vous et comment se prémunir de votre présence dans leur vie.

Merci à vous, mais j’espère de mon côté que votre article n’aura pas beaucoup de lecteurs, car j’aimerais continuer à agir en toute discrétion. Moins les gens en savent sur moi, plus j’ai des chances de leur gâcher la vie.